Pourquoi la Russie a-t-elle envoyé un train de chevaux de course en Corée du Nord ?

Cinq étalons et vingt-cinq juments

Attitude conquérante, chemise immaculée volant au vent, petites lunettes et coupe de cheveux identifiables entre toutes, le leader nord-coréen Kim Jong-un galope à pleine vitesse sur un cheval blanc le long d’un beau chemin arboré. Changement de décor. Cette fois, le troisième dictateur de la dynastie des Kim n’est plus seul. Il est suivi par quatre autres cavaliers aux montures aussi blanches que celle de leur dirigeant. Affublé d’une étonnante casquette beige, il fait la course en tête à travers un chemin forestier qui donne envie d’aller ramasser les champignons. En fond, une musique aux accents patriotiques. Le paysage se modifie à nouveau. Le maître de Pyongyang ne galope plus. Sa monture et lui se tiennent dos à la caméra mais face à la plage. Ils regardent vers le lointain, peut-être vers un avenir où la Corée du Nord ne serait plus l’un des pays les plus pauvres du monde.

Ces images franchement surréalistes, qui ne sont pas sans rappeler la photo de Vladimir Poutine torse nu sur un cheval, sont issues d’un étrange film de propagande nord-coréen intitulé “The Great Year Of Victory, 2021”. Si celui-ci nous intéresse autant, c’est parce qu’il révèle la profonde passion de Kim Jong-un pour les chevaux. Celle-ci est si forte que, lorsque le trafic ferroviaire a officiellement repris entre la Russie et la Corée du Nord au début du mois de novembre 2022, le premier train ayant officiellement circulé entre les deux pays a été un convoi de… trente chevaux : cinq étalons et vingt-cinq juments. Amenés depuis la ville de Souzdal, près de Moscou, grâce à trois énormes camions spécialement équipés pour l’occasion, ils ont traversé le Pont de l’Amitié Corée du Nord-Russie. Celui-ci, long de plusieurs centaines de mètres, relie les villes de Khassan et de Tumangang en enjambant le fleuve Tumen.

Ces nobles animaux sont des trotteurs Orlov. Une race dont les épaules droites, les allures nobles et la petite tête rappelant celles des pur-sang arabes font la fierté de la Russie. Créée par un comte russe à la recherche d’un cheval capable de rivaliser avec les plus grands trotteurs de course européens, elle serait le résultat de nombreux croisements. Au moins quinze races auraient ainsi été importées de différents coins du monde pour arriver à ce cheval à l’endurance et à l’amplitude considérées par les spécialistes comme exceptionnelles. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Kim Jong-un se fait livrer des chevaux russes, dont il semble hautement apprécier les qualités. Entre 2010 et 2019, la Corée du Nord aurait ainsi fait venir pas moins de 138 chevaux depuis la Fédération jusque sur son territoire, pour un montant total de 584 302 dollars.

Si ce n’est le bon plaisir du leader nord-coréen, ce choix d’un premier train rempli de chevaux hors de prix a de quoi surprendre et de quoi faire grincer. Extrêmement dépendante des aides internationales et du commerce avec ses rarissimes alliés, la Corée du Nord a un besoin vital de ses liaisons ferroviaires pour éviter que sa population ne meurt de faim puisqu’elle ferait actuellement face à une pénurie estimée à 800 000 tonnes de riz. Même constat sur le plan purement économique. Selon les chiffres de la banque centrale sud-coréenne, son PIB a chuté en 2021 à 31,409 milliards de won 2021, soit 23,56 milliards d’euros, l’équivalent de celui qu’avait généré le pays en 2003. Ce qui, selon la même source, représente moins de 1,4% du PIB de la Corée du Sud. Ce n’est donc pas peu dire que la Corée du Nord aurait bien eu besoin d’un train rempli de tout autre chose que de trotteurs Orlov. D’ailleurs, selon l’agence de presse russe Interfax, un second train rempli de médicaments devrait faire le même trajet, mais aucune date n’a été rendue publique.

Ce train de chevaux, ne peut toutefois pas être réduit à un simple caprice de Kim Jong-un. S’il aurait certainement pu attendre que les Nord-Coréens mangent à leur faim, ce tortillard équestre s’inscrit en fait dans un partenariat à long terme entre le maître du Kremlin et celui de Pyongyang. Après avoir fait partie des cinq pays ayant voté contre la résolution des Nations unies visant à condamner l’invasion russe en Ukraine, la Corée du Nord aurait en effet reçu des compensations : la possibilité d’importer depuis la Russie de la farine en août et du gaz en septembre 2022. Les échanges ne sont toutefois pas à sens unique puisque, d’après le site 38 North, un autre train aurait quitté la partie septentrionale de la péninsule à destination de sa puissante voisine. Pour certains analystes, celui-ci aurait pu contenir les munitions que les Etats-Unis accusent Pyongyang d’avoir vendues à Moscou.

Vous l’aurez compris, les échanges ferroviaires de cette région n’ont rien d’anodin. S’ils semblent bien lointains pour nos yeux d’Européens, ils sont en réalité l’outil de tractations géopolitiques et d’alliances fondamentales entre la Russie, la Chine et la Corée du Nord. Car, même de ce point de vue-là, les trains sont le futur. Pourquoi ? Parce que dans un monde où le pétrole viendra forcément à manquer un jour, ils pourront continuer à rouler, à transporter des chevaux et des soldats, des médicaments et des munitions. Comme tous les autres moyens de transport, le train n’est que ce que l’on en fait. Mais contrairement à ses homologues à essence, il restera en service longtemps après la disparition de l’économie du tout-fossile.

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