Saison 1 / La voiture volante
Episode 1 - L’impossible fantasme de la liberté absolue

La circulation ralentit. Le véhicule devant le vôtre allume ses feux de warning. En quelques minutes, vous êtes quasiment à l’arrêt. Si vous ne faites rien, votre fils sera en retard pour son contrôle de maths et vous pour la réunion capitale que vous attendez depuis des mois. Heureusement, vous êtes un malin et vous avez récemment investi dans une nouvelle voiture à la pointe du progrès. Une simple pression sur l’écran de l’ordinateur de bord et elle réalise un décollage à l’horizontale avant de foncer vers l’école où elle se posera sur une sorte de mini-héliport prévu à cet effet. Une fois vos enfants déposés, vous redécollez pour voler jusqu’au toit du siège social de votre boîte. Magie de la technologie, tout le monde est finalement à l’heure.


Ce rêve, nous le connaissons tous. C’est celui de la voiture volante et de la mobilité personnelle absolue qu’elle permettrait. Sans embouteillages, sans feux rouges, sans camions poubelles ni péages. Mais bien qu’un tel véhicule nous ait été promis depuis plus d’un siècle et que des vidéos de prototypes émergent régulièrement sur le net, notre ciel reste vide de ces voitures dont la forme a beaucoup évolué avec le temps. Pas de taxi volant comme dans le New York futuriste du Cinquième Élément ni de speeder propulsant Obi-Wan Kenobi et Anakin Skywalker à travers les 5000 niveaux de la planète Coruscant. Pas plus que de bon père de famille américain quittant sa banlieue résidentielle à bord d’une voiture ailée. Pour commencer cette nouvelle rubrique de Midnight Weekly, nous avons donc décidé d’enquêter sur ce fantasme rétro-futuriste, ses origines, ses évolutions et sa faisabilité.

Tout d’abord, sachez que la voiture volante n’a rien de nouveau. En fait, c’est même l’un des plus vieux rêves industriels de l’Humanité puisque, comme l’explique l’historien Patrick Gyger à Midnight Weekly, “les prototypes fonctionnels apparaissent dès 1917”. Dans son livre Les voitures volantes : souvenirs d’un futur rêvé, le chercheur fait même remonter l’idée à 1846 lorsque l’auteur d’anticipation français Emile Souvestre nous prédit un futur à mi-chemin entre le steampunk et la fantaisie, où se croiseront dans le ciel “fiacres volants, omnibus-ballons et tilburys ailés”. Mais comme vous le savez, les naissances de l’automobile et de l’aviation lui donneront tort. Car celles-ci commencent à faire tourner les imaginaires des ingénieurs, des inventeurs fous et des écrivains à plein régime mais dans une autre direction.


Tandis que les auteurs — comme Jules Verne dans Maître du monde ne cessent d’inventer d’improbables véhicules pour nourrir leurs œuvres et le marketing d’un futur plus vertical, les autres (essentiellement américains mais pas tous) se dirigent plus ou moins vers la même idée : une flying car ou un roadable aircraft, qui permettrait de passer de la route aux airs et inversement.“L’intérêt premier d’un tel véhicule serait d’affranchir tant l’automobile que l’avion de leurs limites et contraintes propres : l’engin terrestre est lié aux routes et ne peut dépasser une vitesse limitée, tandis que l’avion reste dans la pratique rattaché aux aérodromes, souvent loin des centres urbains”, écrit encore l’historien.


Durant des décennies, les pionniers de la voiture volante bricolent donc soit de mini-avions capables d’emprunter la route soit des automobiles dont les ailes se détachent ou se replient. Le but ? Que n’importe quel citoyen puisse se rendre d’un point A à un point B sans jamais changer de véhicule. Sauf que pour Patrick Gyger, ce rêve de liberté absolue fait face à des contradictions profondes : “Pour des raisons de sécurité et de confort, la voiture est par nature un objet très lourd et très solide tandis que les avions doivent être les plus légers possibles pour pouvoir voler de manière efficace. Tous les véhicules créés sont donc à la fois de mauvais avions et de mauvaises voitures.”

Au début du XXe siècle, un mythe tenace s’est en effet installé dans la société américaine : un jour tout le monde aura son propre avion personnel. En plus des œuvres de science-fiction, celui-ci est encouragé par des rédactions très sérieuses et par le marketing de certaines marques comme le chocolat Lombart dont les cartes postales publicitaires titrées “Comment vivront nos arrière-neveux en l'an 2012” nous promettent d’aller faire les courses dans de bien étranges appareils. Dans les années 1950, on imagine même des pistes d'atterrissage longeant les routes pour qu’on puisse se poser dessus avant de rejoindre le réseau routier. La croyance est si profonde que même Henry Ford — l’homme qui a rendu la voiture accessible à tous ou presque — s’y met. “Ses ingénieurs planchent sur un avion de poche : le Flying Flivver, dont trois versions seront réalisées et testées à partir de 1926. Mais le pilote d’essai Harry Brooks, un proche de l’industriel, trouve la mort lorsque le troisième prototype s’écrase sur une plage de Miami. Le projet est définitivement abandonné”, raconte encore Patrick Gyger.


Des dizaines de projets continuent malgré tout à sortir d’ateliers de diverses tailles. Si la plupart ne volent jamais vraiment, certains prennent toutefois la voie des airs. Contrairement à ce qu’on pense, quelques modèles de voitures volantes sont même suffisamment fonctionnels pour recevoir toutes les autorisations des autorités d’outre-Atlantique et frôler la commercialisation à grande échelle. C’est notamment le cas de l’Arrowbile de Waldo Waterman qui, malgré ses 190 km/h en vol et ses 110 km/h au sol pour une consommation de 15 litres aux 100 km, est abandonnée à cause de son coût de production de 7000 dollars. Une somme monstrueuse pour l’époque. C’est aussi le cas de l’Airphibian de Robert E. Fulton qui fut la première voiture volante certifiée par les autorités américaines pour être produite mais dont les investisseurs feront finalement capoter la livraison et la commercialisation à cause de retours sur investissement jugés trop faibles.

Ces différents exemples issus d’un bouillonnement allant du début du XXe siècle aux années 1970 nous prouvent une chose capitale. Ce n’est pas la faisabilité qui condamne nos voitures à rester sur terre. “Certaines d’entre elles étaient assez fonctionnelles pour être mises sur le marché, mais c’est là que l’on s’est aperçu qu’elles ne correspondaient pas à une demande réelle mais à un fantasme de liberté absurde”, analyse Patrick Gyger pour expliquer qu’il n’y ait jamais eu aucun modèle économique viable. Un fantasme d’autant plus absurde qu’il n’a de sens que si les voitures volantes restent rares. “Si vous êtes le seul à en avoir une, vous éviterez peut-être les embouteillages mais si tout le monde en avait une, il y aurait des heures d’attente pour avoir un créneau de vol comme c’est parfois le cas avec les avions”, poursuit l’historien. Et d’ajouter : “D’une grande ville à une autre, il est tout aussi simple de prendre un train ou un avion puis de louer une voiture que d'utiliser une voiture volante devant décoller depuis une piste comme on les concevait durant longtemps.” Sans parler du fait que, si elles volaient, celles-ci seraient suivies au mètre près comme le sont aujourd’hui les jets privés des ultra-riches. Bref, on est bien loin de la liberté absolue.

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