À bord du Transsibérien avec Blaise Cendrars

Voyage au bout de la Russie

Si certains trajets en train ne durent que quelques minutes, d’autres s’étendent sur des nuits, des journées voire des semaines entières. Ils permettent de traverser des continents de bout en bout et de découvrir des univers dont nous ignorons tout. Ils rétrécissent les distances tout en nous rappelant leur immensité. Cette idée, l’écrivain Blaise Cendrars la résume par un vers d’une immense pureté dans La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France : “Le monde s’étire, s’allonge et se retire.” 

Publié en 1913 aux éditions Les Hommes nouveaux, ce long poème constitue encore aujourd’hui l’une des plus belles œuvres ayant été consacrées à notre mode de transport préféré. Et pour cause, il raconte son voyage en train de Moscou à Kharbine dans la Russie du début du XXe siècle, à l’aube d’une Révolution qui va changer la face du monde. Or, si les liens entre le train et des écrivains comme Jules Verne, Agatha Christie ou Antoine de Saint-Exupéry ont déjà été évoqués dans ces colonnes, personne ne les jamais sublimés comme l’a fait Blaise Cendrars. 

Connu pour ses écrits de voyage, l’auteur nous plonge ici dans une œuvre où le train lui-même est un motif poétique, fait des “rythmes du train”, de “la möelle-chemin de fer” et du “bruit des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés”. Sous sa plume, on se souvient alors de la beauté des différents sons qui constituent un trajet sur le rail, de ce qu’ils représentent et de la musique qu’ils jouent à nos oreilles : “Tout est un faux accord / Le broun-roun-roun des roues / Chocs / Rebondissements / Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd.” 

Si ce texte est aussi profondément immersif, c’est qu’il est construit comme un chemin de fer, s’arrêtant à toutes les gares. Moscou, Novgorod, “Tomsk Tcheliabinsk Kainsk Obi Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune”. On suit l’aventure du jeune homme comme si nous étions en train de voyager à ses côtés, observant nous-mêmes les paysages qu’il observe : “les plaines sibériennes”, “les grandes amandes des cathédrales, toutes blanches” et “l'or mielleux des cloches…”. Tout ça pour arriver “jusqu’à Kharbine”, la destination finale de cette aventure. 

Mais les villes, les gares et les paysages ne sont qu’une partie de ce récit. Du haut de son adolescence, le narrateur égrène également les improbables rencontres, parfois dangereuses, qu’il fait ou pourrait faire au cours de son périple d’un bout à l’autre du continent eurasien.  Au fil des vers, on croise donc “les voleurs de l’Oural qui avaient attaqué les saltimbanques de Jules Verne”, “les khoungouzes”, “les boxers de la Chine” et “les spécialistes des express internationaux.” Et des femmes, beaucoup de femmes, sujet légèrement obsessionnel pour l’auteur. Enfin, le personnage récurrent et mystique d’un vieux moine revient régulièrement, toujours en train de conter la légende de Novgorod, une référence à l’un des premiers poèmes de Blaise Cendrars. 

Pourtant, le personnage le plus important de La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France est évidemment celle dont le nom est mentionné dans son titre : Jehanne. Cette jeune prostituée qui accompagne le narrateur dans son voyage est à la fois l’objet de son amour profond et la source d’un agacement récurrent. Souffrant du mal du pays, elle ne cesse de demander : “Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ?” Une phrase qui a le don d’exaspérer ce jeune homme en mal d’aventure, de découverte, qui veut tout dévorer et tout boire. A eux deux, Blaise et Jehanne incarnent les deux principales émotions du voyage : l’excitation et la nostalgie du chez-soi. 

Mais qu’on ne s’y trompe pas, Jehanne est d’abord la femme aimée, la partenaire qu’on emmène au bout du monde, dans tous les voyages, qu’ils soient périlleux ou pas. C’est une “fleur candide, fluette / la fleur du poète, un pauvre lys d'argent.” Celle que l’on prend dans ses bras dans le fracas des machines, à qui il murmure : “Viens dans mon lit / Viens sur mon coeur / Je vais te conter une histoire…” Celle à côté de laquelle les autres femmes ne sont rien, celle qui est son amour. 

Enfin, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France est une ode au voyage en général, à celui que l’on fait pour lui-même. Bien qu’il rallie Moscou à Kharbine, Blaise Cendrars évoque les destinations qu’il a déjà connues et celles qu’il a prévu de visiter. Dans le froid de la Russie, entre les noms de villes aux accents durs, il nous emmène aux quatre coins de la planète. Bâle, Tombouctou, Paris, New York, Madrid, Stockholm, la Patagonie, les Marquises, Bornéo, Java, les Célèbes, le Japon, le Pérou. Ces choix ne sont pas des hasards, ils recèlent des indices. Car entre les vers de ce poème se cachent de nombreuses références à la vie de l’écrivain. D’un bout à l’autre, il a déposé de petits indices sur ses écrits, sur sa vie et sur ses aventures. Reste aux amateurs de sa littérature à les retrouver et à les assembler pour résoudre l’enquête. 

Comme tout bon voyage, ce magnifique texte, aventureux et mélancolique, se termine à la maison. Blaise Cendrars le conclut donc naturellement en parlant de Paris. Cette ville dont rêve Jehanne mais que lui rejette tout au long du texte est désormais qualifiée de “Grand foyer chaleureux avec les tisons entrecroisés de tes rues et les vieilles maisons qui se penchent au-dessus”. C’est là que l’aventurier retrouve ses amis, ses repères, les femmes qui ont croisé sa vie. C’est là aussi qu’il nous dit qu’il viendra se “ressouvenir” de sa jeunesse et de la petite Jehanne de France, dans un cabaret de la butte Montmartre. Plus étonnant encore, il dit y recevoir le prospectus de La Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens, comme une dernière invitation à voyager, dans des conditions plus luxueuses que celles de sa jeunesse. Un peu comme lorsqu’on se souvient de ses années d’Interrail alors qu’on voyage à bord de Midnight Trains. 

“Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre ?”

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