Le train n’est pas "ce qui permet d’arriver à"

Montez à bord avec Albane Godard, directrice générale de la Fondation GoodPlanet

Laissons à quai le poétique tour du monde de Jean Cocteau pour nous mettre à présent à l’écoute d’une femme résolument engagée pour l’action climatique. Depuis septembre dernier, Albane Godard a pris la direction générale de la Fondation GoodPlanet, créée par le photographe Yann Arthus-Bertrand. Cette fondation s’est donnée pour mission de placer l’écologie au cœur des consciences et c’est une certitude, Albane Godard va assurément lui permettre d’accélérer le passage à l’action.

Spécialiste des enjeux des villes, de la mobilité, de l’énergie et de l’alimentation, Albane Godard n’en est pas à son coup d’essai. C’est à elle que l’on doit le succès de l’Urban Lab à Paris, le lieu où les innovations les plus emblématiques de la Ville-Lumière s’imaginent et se développent, à présent. Parce qu’elle est aussi une amoureuse des trains de nuit, nous lui avons demandé de vous partager de sa vision et de sa passion. Elle aussi va vous donner envie de voyager bas-carbone en 2022 ! Albane, c’est à toi !

“Je pourrais vous réciter les conclusions du GIEC, rappeler les catastrophes qui s'enchaînent, crier l’urgence. Je pourrais vous aligner les chiffres : un aller-retour Paris-New York en avion qui vous crame votre budget CO2 annuel ; tout comme les 5 allers-retours Paris-Montpellier dans votre 4x4 flambant neuf. Vous dire que, pour le même budget CO2, vous pourriez vous rendre et revenir 400 fois en train de ce même Montpellier. Mais qui voudrait faire 400 allers-retours Paris-Montpellier en 365 jours ?

Et force est de constater que les chiffres, les tempêtes, les canicules ne suffisent pas. Je vais plutôt vous parler de félicité : je vais vous raconter pourquoi j’ai choisi le train.

J’aime voyager. Profondément. Après mes études, je voulais découvrir le monde, aller le plus loin possible, le plus vite possible, le plus souvent possible… pour le moins cher possible. Un avion pour le Ladakh, un avion pour l’Ouzbékistan, un avion pour la Turquie... Ne pas « perdre de temps » dans les transports, atteindre vite la destination, cocher la case sur la To Do List…

Puis, ma conscience s’est aiguisée. J’ai décidé de restreindre drastiquement mon usage de l’avion en me reportant sur le train. Un Paris-Glasgow pour commencer. 8 petites heures pour traverser la Manche et s’imprégner de la campagne anglaise et écossaise.

Puis un Paris-Berlin et un Paris-Rome, trains de nuit mythiques… Goûter au plaisir de se coucher en quittant une ville pour s’éveiller dans une autre. Sortir de la Hauptbahnhof ou de Termini, s’asseoir à un café, se laisser réveiller par l’effervescence d’un cœur de ville émergeant lui aussi du sommeil. Mais pourquoi ces trains ont-ils disparu ?

Puis un Zurich-Vienne, émerveillement total : le train vous fait rentrer dans une succession de cartes postales ; la traversée des Alpes autrichiennes à flanc de falaise, impose la contemplation, le nez collé à la fenêtre ! On voudrait que jamais cela ne s’arrête.

Ce qui avait commencé comme une contrainte (ne plus prendre l’avion) est rapidement devenu un plaisir et le train est devenu un allié essentiel de ma transition écologique. Il m’a fait comprendre que le voyage peut être aussi intéressant que la destination. Il m’a donné à voir l’importance de la lenteur, celle qui vous permet de changer de phase, de laisser à quai votre vie habituelle pour s’ouvrir aux vacances ; celle qui vous invite à quitter, petit à petit, l’habit du touriste pour endosser celui du voyageur.

Il m’a montré comme le corps et l’esprit s’adaptent mieux aux changements progressifs, comme ils aiment contempler les paysages qui se transforment, les clochers qui s’arrondissent, les tuiles qui deviennent ardoises, les plaines qui s’élèvent en montagnes. Comme ils aiment sentir l’évolution en douceur du climat, de la nourriture, de la langue, des habitudes. Comme ils aiment se laisser transporter par le balancement du rail et la monotonie d’un panorama.

Il m’a fait vivre de formidables leçons d’histoire, de géopolitique, de sociologie, d’altérité, de magie, de vie. Je me suis retrouvée, un jour, dans un wagon soulevé dans les airs à Brest (l’autre Brest, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie), afin de changer les bogies, l’écartement des voies entre l’Europe et l’ex-URSS n’étant pas le même afin d’éviter les invasions trop rapides. J’ai traversé, dans un doux ballottement, quatre fuseaux horaires entre Moscou et Krasnoïarsk au sein du stupéfiant théâtre de la troisième classe du Transsibérien. 60 heures d’observation des bouleaux, des pins et de l’organisation de la vie autour du samovar-totem du wagon et des babouchkas fournisseuses de beignets sur les quais.

Étendre avec 24 heures au sein du Magistral Baïkal-Amour et commencer à mieux saisir ce que raconte la formidable Svetlana Alexievitch. Parcourir la Chine en passant du hard seat d’un train de province bondé de travailleurs en transit au confort ultra moderne du CRH (China Railway High-Speed) et effleurer, par l’expérience, la transformation en cours et galopante de l’Empire du Milieu. Passer une journée sur un banc en bois d’un vieux wagon britannique au milieu de la jungle birmane, traverser des tunnels creusés dans la végétation, et passer des heures dans la gare de Zig-Zag Reverse en attendant que le train journalier passe dans l’autre sens sur cette voie ferrée unique…au monde. Être fascinée. Sentir les distances, appréhender ce qui sépare, identifier les vraies frontières.

Le train n’est pas « ce qui permet d’arriver à » ; c’est un sas, un boudoir, une part du voyage, un bout de l’aventure, les premiers vers de la poésie du départ.”

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