Saison 2 / L'arrivée dans le secteur

Episode 1 / “C'est impossible les gars”


Adrien Aumont Pour nous, le confinement constitue donc un moment privilégié d’acculturation au secteur. Dans mon cas, cela consiste à contacter un maximum d’experts pour éprouver notre vision des choses, confirmer ou infirmer nos analyses préliminaires.

Romain Payet En effet, à ce stade-là, ces avis d’experts sont d’autant plus importants qu’on ne cherche pas à entendre quelqu’un qui nous dira si ça va marcher ou pas. Rien n’est encore écrit et nous le savons. Ce que nous ne savons pas encore, c'est comment nous allons nous financer, comment nous allons trouver des trains, si nous pouvons trouver de la rentabilité, etc. En fait, au-delà de notre gut feeling, nous ne sommes même pas certains que ce soit une bonne idée. Dans le fond, nous accumulons beaucoup de données mais nous n’avons de certitudes sur rien.

Adrien Aumont En fait, dans ce genre de situation, tu commences avec une vue aérienne du ferroviaire. Une vue d’oiseau qui se limite à peu de choses : on sait juste qu’on veut faire du train de nuit de qualité, en proposant uniquement des couchages privatifs et en faisant de ce moyen de transport un lieu de vie grâce à un restaurant et un bar. Sur le plan logistique, on part du principe qu’on accroche des voitures derrière une locomotive dans une gare parisienne et qu’on va jusqu’à Venise. Sauf que dès qu’on creuse avec les experts, des barrières apparaissent. Mais tandis qu’une panoplie de spécialistes passent leur temps à nous dire que “c’est impossible”, d’autres nous aident à réfléchir au meilleur moyen de les franchir.

Le premier d’entre eux est un ami d’ami qui a un gros poste dans une entreprise de fret ferroviaire. Or, d’après nos analyses, c’est le sous-secteur ferroviaire le plus proche de celui du train de nuit. Et pour cause, ils voyagent tous les deux la nuit et franchissent de nombreuses frontières. De plus, les “fréteux” — c’est comme cela qu’ils se surnomment — ont essuyé les plâtres de l’ouverture du marché du rail à la concurrence. C’est donc lui qui va nous apprendre que, parce qu’il n’y a pas d’Europe du train, il est difficile de franchir les frontières par le rail, pour plusieurs raisons.

D’abord, parce que la plupart des locomotives ne sont pas interopérables d’un pays à l’autre, pour des questions de fourniture d’énergie, de signalisation et autres. Il nous explique donc que nous devrons en changer presque à chaque franchissement de frontière mais aussi que ce n’est pas si difficile puisque dans le fret, c’est une opération banale. Elle ne prend pas plus d’une demi-heure et elle ne réveillera pas nos passagers. Une réflexion capitale qui nous permet de réaliser qu’il faudra donc trouver une locomotive par pays. Pareil pour les chauffeurs puisqu’ils doivent parler un minimum la langue du pays dans lequel ils roulent. Ce n’est qu’un exemple mais il résume bien la façon dont une chose qui paraît simple peut devenir d’une extrême complexité, puis simple à nouveau, avant de se recomplexifier.

Dans un autre registre, mes échanges avec cet ami d’ami me permettent de comprendre que lorsqu’on roule la nuit, les autres opérateurs ne sont pas un problème. Le véritable souci, ce sont les travaux, qui ont le plus souvent lieu lorsque le soleil est couché. Mais là encore, il m’explique qu’il existe un moyen de contourner cela, que négocier le décalage des horaires de travaux pour laisser passer ses trains est un art. Un art difficile mais un art tout de même.

Ce fréteux, qui restera un de nos interlocuteurs privilégiés et un sparring partner émérite, me met ensuite en contact avec un autre spécialiste du secteur : le directeur du matériel roulant de son entreprise. En plus de travailler dans le fret, il a un passé professionnel dans le train de nuit. Il se révèle donc d’une aide précieuse. Pour commencer, il connaît bien le matériel roulant que nous recherchons : des voitures tractées par une locomotive et pas des rames automotrices comme cela se fait maintenant. Sans nous décourager, il nous informe du fait que ce sera difficile à trouver sur le marché secondaire et que, même si nous y parvenons, il ne sera pas aisé de le réaménager à l’image du train de nuit dont nous rêvons. Et pour cause, cela modifierait l’équilibre de leur poids et risquerait donc de leur faire perdre l’homologation qui leur donne le droit de rouler. Il attire aussi notre attention sur la charge d’eau nécessaire, sur la consommation d’électricité, sur la résistance au chaud et au froid, qui sont très différentes de celles d’un train de jour.

Quant au matériel neuf, il nous rappelle que rares sont les constructeurs qui produisent encore autre chose que des rames automotrices. Et que lorsqu’ils le font, c’est le plus souvent pour des Etats qui passent d’énormes commandes et pour lesquels ils conçoivent des trains sur-mesure. Ce qui implique de monstrueux coûts de R&D ventilés sur l’entièreté de contrats tout aussi énormes. Nous savons que la quête de ce matériel roulant sera une véritable chasse au trésor dans laquelle il ne nous abandonnera pas. Il me donne d’ailleurs des numéros de brokers qui pourraient nous aider et quelques ordres de grandeur sur le prix d’une voiture d’occasion et de son réaménagement. Malheureusement, il ne peut pas être précis sur les coûts. L’une des raisons à cette imprécision tient au fait que la plupart des matériels présents sur le marché sont amiantés. Il est donc interdit de les vendre avant d’avoir retiré l’amiante, ce qui crée des montages de vente incroyablement complexes dans lesquels les propriétaires doivent avancer de l’argent avant de céder leur voiture. Bref, même si on trouve une ou deux voitures pour créer un premier train, il sera difficile de nous déployer à grande échelle.

Enfin, il y a un dernier interlocuteur, issu de la même bande, que je voudrais citer : un ancien du fret qui dirigeait, à l’époque, une région pour SNCF Réseau. Il vient parfaitement compléter l’expertise des deux autres puisque lui m’explique comment définir une route ferroviaire, comment obtenir des sillons-horaires sur le rail français et étranger et plus généralement comment rendre réel notre voyage de Paris à Venise en train de nuit. Toutes ces informations sont précieuses et nous ne pouvons que remercier tous ces gens qui ont décidé de nous aider. Toutes celles et ceux qui, au lieu de se cantonner à une supposée impossibilité, ont décidé de nous aider à chercher des possibles. Car c’est en les croisant avec les recherches de Romain que nous avons pu avancer pas à pas.

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