Saison 1 /  La genèse

Episode 2 / Easyjet s’est lancé avec 5 millions et deux avions


Adrien Aumont — Puisque ma décision est prise, je passe ma semaine en Grèce avec Hervé à travailler sur ce nouveau projet. Sauf que, même si je n’en ai pas encore conscience, je prends les choses complètement à l’envers. Tout en profitant de mes vacances, je me penche en effet sur les revenus plutôt que sur les coûts. Je calcule combien de passagers peuvent embarquer dans une voiture de train de nuit, combien de voitures peuvent être tirées par une locomotive, ce que coûtent un billet d’avion et une nuit d’hôtel dans les villes ciblées que sont Madrid et Venise, et quel prix est-ce que je peux pratiquer pour concurrencer cette combinaison. De cette réflexion, je tire un chiffre d’affaires complètement imaginaire, qui me permet toutefois de me représenter ce à quoi pourrait ressembler Midnight.

En parallèle de ces calculs, j’avale des tonnes de documentation réglementaire pour comprendre la manière dont on peut avoir accès au secteur ferroviaire en tant qu’entreprise privée. Enfin, après avoir découvert qu’elle a été créée par un entrepreneur avec 5 millions de livres sterling empruntés à sa famille et deux avions en leasing, je me plonge dans l’histoire de l’entreprise EasyJet. Je me dis instinctivement que si cet homme, Stelios Haji-louannou, a pu le faire, il n’y a pas de raison que nous ne puissions pas en faire autant. Après tout, il est sûrement possible de trouver des trains en crédit-bail. Quant aux 5 millions de livres sterling, c’est l’équivalent d’une levée de fonds de Série A pour une start-up. Bref, rien qui me paraisse insurmontable. Je découvrirai bien plus tard que, à ce moment-là, je suis en fait en train de me convaincre d’une histoire qui n’existe que dans ma tête, qui ne correspond en rien à la réalité du secteur. Et ça marche, puisque je suis la seule personne à convaincre.

Je rentre donc à Paris avec la certitude que je dois monter une équipe. Je ne suis pas un spécialiste du ferroviaire mais j’ai la prétention de penser que je suis un bon assembleur, que je sais trouver des gens talentueux et les faire travailler ensemble. Au mois de juin 2019, je quitte donc KissKissBankBank en avance — avec laquelle j’étais encore sous contrat malgré la vente à la Banque Postale — pour me concentrer sur cette tâche. Et cette fois-ci, je m’inspire de FlixBus, l'entreprise allemande qui a révolutionné le voyage en autocars, en se concentrant sur la technologie et le marketing sans pour autant être autocariste. Je commence donc par recruter un bon CTO — un directeur technique — qui connaît bien l’industrie du rail et un excellent responsable produit digital, un poids lourd ayant travaillé chez un acteur majeur du covoiturage.

Avec cette équipe, on commence à faire le diagramme du train, à définir à quoi ressemblera le produit malgré des divergences sur ce qu’il doit être. On avance lentement mais sûrement. Cependant, je sens que quelque chose ne va pas. Je prends peu à peu conscience que nous ne pourrons pas adresser un tel marché avec cette équipe, et je m’inclus dedans. Il me faut quelqu’un avec un profil solide dans la finance d’entreprise, quelqu’un qui saurait comment financer un tel projet. Je peux m'occuper moi-même de penser, designer, marketer et vendre une expérience comme celle que je veux proposer aux futurs passagers de Midnight Trains. Mais il me faut un homme ou une femme capable de gérer des opérations financières lourdes et plus largement de m'aider à organiser une entreprise aussi ambitieuse que celle-ci. Bref, je cherche la personne qui me complètera à la perfection.

Jour après jour, je dessine donc mentalement un portrait-robot de cette personne tout en me disant que je dois en parler à Romain Payet. Artisan de la vente de l’entreprise à la Banque Postale, il est devenu secrétaire général de KissKissBankBank et, surtout, il a l’expertise que je recherche. Nous nous connaissons bien, personnellement et professionnellement, je suis donc certain qu’il saura me conseiller sur le profil à recruter et sur la manière de financer un projet aussi colossal qu’une entreprise ferroviaire. Je ne me le figure pas encore mais c’est bien évidemment lui que je recherche sans le savoir. Il correspond en tous points à ce portrait-robot.

A la fin de l’automne 2019, après quelques textos, nous nous retrouvons donc au café Les Parigots, dans le quartier de République, dans le centre de Paris. Et je n’y vais pas par quatre chemins, puisque ma première question est à la fois très simple et incroyablement complexe : comment est-ce qu’on finance une boîte comme celle-ci ?

Romain Payet — La première fois que j’ai entendu parler de Midnight Trains, c’est lorsqu’Adrien a pitché le projet à son pot de départ de KissKissBankBank. En l’écoutant, je me suis dit deux choses : ce mec est complètement malade mais il n’y a que lui pour réussir un truc pareil. Lorsque j’ai reçu son texto pour parler du financement de l’entreprise, je me suis donc dit que j’allais quand même pouvoir l’aider. Sauf qu’en réalité, quand il a commencé à me parler plus précisément du projet, je me suis aperçu que je n’avais aucune idée de la façon dont il fallait s’y prendre. Ce qui m’a donné envie de faire ce que je fais le mieux : chercher, fouiller, creuser, toujours plus profondément. Notamment en téléchargeant des rapports d’activité annuels du Venice Simplon-Orient-Express et d’Italo NTV. Et à force de creuser, j’ai commencé à me dire qu’Adrien n’était peut-être pas si fou.

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