À bord du Lézard rouge tunisien

Dans les gorges de Selja

Si le continent africain ne possède qu’un seul véritable train à Grande Vitesse, au Maroc, il regorge toutefois de splendides itinéraires ferroviaires. Des côtes de la mer Méditerranée jusqu’à Cape Town et Port Elizabeth, des centaines de lignes aux histoires très différentes sillonnent des paysages plus hallucinants les uns que les autres. Parmi ces trains, il en existe un dont le nom est à lui seul une promesse de voyage et de dépaysement : le Lézard Rouge. Et ça tombe bien, c’est à son bord que nous voyageons cette semaine.

Nous sommes en Tunisie, à Metlaoui, une ville d’un peu moins de quarante milliers d’habitants située dans l’Ouest du pays. Sur le quai de la gare, un bâtiment blanc et bleu aux lignes rectangulaires, l’ambiance est paisible. Nous sommes très loin de l’agitation d’une grande métropole africaine. Les touristes poussent rarement jusqu’à cette petite commune dont la population vit essentiellement de l’exploitation des mines de phosphate de la région. Mais lorsque, comme nous, certains le font, c’est pour prendre place à bord du Lézard rouge. Surnommé “L’Orient-Express d’Afrique du Nord”, il attend patiemment le coup de sifflet du départ. Mais avant cela, comme chaque matin, un ingénieur inspecte l’état du train pendant que le personnel de bord astique chaque centimètre des wagons.

Il faut dire que l’histoire du Lézard rouge remonte à loin. Commandé par Compagnie des Chemins de Fer Bône-Guelma, qui gérait les chemins de fer algérien et tunisien du temps de la colonisation française, le train a été construit entre 1910 et 1926 dans deux ateliers différents : ceux de Blanc-Misseron et ceux de la société Dyle-Bacalan. Il a ensuite été offert au Bey de Tunis qui s’en servait pour se déplacer à travers le pays. Le souverain voyageait dans une voiture spéciale, dite beylicale, dont le luxe était aussi légendaire que celui de ses illustres cousins comme l’Orient-Express ou Le Train Bleu. Quant à sa cour, elle suivait dans deux autres voitures qui n’avaient pas grand chose à envier aux salons les plus coquets de l’époque.

Au total, au moins trois générations de Bey de Tunis, ainsi que leurs prestigieux invités, ont voyagé à bord de ce train. Comme le rapporte la chaîne Arte, cette pratique a même survécu quelque temps à l'indépendance de la Tunisie en 1956 et la proclamation de sa République l’année suivante. Habib Bourguiba s’en est lui-même servi avant que cette splendeur mécanique ne soit parquée sur une voie de garage. On considère dans l’entourage du président de la République tunisienne que symbole de pouvoir n’est plus en adéquation avec l’époque. On lui préfère la voiture personnelle, plus discrète et plus flexible. Ce n’est qu’en avril 1974, grâce à un accord entre la SNCFT et une compagnie touristique, que le Lézard rouge sort de sa retraite pour desservir la liaison entre Tunis et Tozeur, en passant par El Jem et ses exceptionnels vestiges romains. Dix ans plus tard, en 1984, il est finalement attaché à la desserte de son tronçon actuel.

Appartenant à la ligne Gafsa-Redeyef, l’itinéraire du Lézard rouge circule la même voie à rail unique que vingt-huit trains de transport de minerais et de marchandises ainsi qu’un train de passagers classique. Cependant, comme l’explique un employé de la SNCFT devant la caméra d’Arte, le reptile ferroviaire a toujours la priorité sur ses homologues. Il arrive même que plusieurs trains soient bloqués pour qu’il puisse rejoindre sa destination phare : les magnifiques gorges de Selja, où coule l’oued du même nom. Pour ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de se rendre dans cette région du monde, il s’agit d’un majestueux canyon dont les paysages feraient pâlir les plus grands réalisateurs de films western. Le genre d’endroits dont on imagine à peine qu’ils puissent être réels, que l’on pense ne jamais voir ailleurs que sur un écran de cinéma, de télévision ou d’ordinateur. C’est bien là que réside tout le charme d’un voyage à bord du Lézard rouge tunisien, dans son étonnant pouvoir de nous transporter à la frontière entre la réalité et la fiction.

De plus, ce train ne vous fait pas voyager dans n’importe quelles conditions. Tracté par une locomotive diesel de 2000 chevaux capable de tirer quarante-cinq wagons, il accueille ainsi ses passagers dans six superbes voitures, dont un wagon-bar où il fait bon se rafraîchir, et la voiture beylicale qui occupe les fonctions de wagon-salon. A noter aussi que le Lézard rouge a le bon goût d’être aussi agréable à regarder de l’intérieur que de l’extérieur. Avec sa belle couleur rouge “royal” et son bandeau jaune d’or passant au-dessus des lettres qui forment son nom, il a une allure qui séduira tous les passionnés de beaux trains. Enfin, comme l’indique encore le site de la SNCFT, il existe plusieurs façons de profiter de ce train. En plus des rotations régulières, il est possible de réserver des excursions à bord du train, comprenant des visites des oasis et des montagnes de la région. Plus étonnant encore, votre voyage peut également faire l’objet d’un simulacre d'attaque “façon Lawrence d'Arabie”. Chacun jugera du goût d’un tel scénario, mais sachez qu’il existe.

Quelle que soit l’option choisie, le Lézard rouge est une extraordinaire aventure ferroviaire et humaine. Mais il n’est pas que cela. Il nous rappelle aussi que les trains peuvent avoir plusieurs vies et que même les plus luxueux d’entre eux ne restent pas éternellement destinés aux privilégiés et aux puissants. Comme tout le reste, ces serpents (ou ces lézards) de métal que nous aimons tant voient leur rôle changer au fil de l’histoire, des régimes politiques et de l’évolution des idées. La seule chose qui ne change pas, c’est l’indéniable plaisir que l’on prend à voyager dedans.

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