Une voiture-restaurant au coeur de l’hubris

Le train, acteur malgré lui de la démesure humaine

Hubris. Ces six lettres mises bout à bout composaient chez les anciens Grecs, une ligne rouge à ne pas franchir, sous peine de générer le courroux de leurs dieux. L’hubris correspond aujourd’hui à ce que nous appellerions la folie humaine, de celle qui entremêle orgueil et démesure pour aboutir à un comportement violent et outrageux sans borne aucune. A quelques jours de la commémoration de l’Armistice de la Première Guerre mondiale, c’est un mot dont il convient de se souvenir, tant il dessine les confins de la condition humaine.

Le XXe siècle fut minablement riche de cette hubris et une fois n’est pas coutume, la grande Histoire croisant l’histoire des chemins de fer, c’est à bord d’une voiture-restaurant de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits (CIWL, celle-là même qui créa l’Orient-Express et le Train Bleu), que nous remontons le temps. Ce véhicule se retrouva fort malgré lui, au cœur d’événements à des lieues de ce pour quoi il avait été fabriqué.

Un an avant le début de la Grande Guerre, la CIWL en pleine expansion passe une commande de deux séries de voitures-restaurants qui doivent continuer à alimenter le mythe qu’elle est en train de bâtir. Et pour cela, rien n’est trop beau, les matériaux choisis comptent parmi les plus prisés, à l’image de ces acajous travaillés par les meilleurs ébénistes d’alors. Parmi ces voitures-restaurants, il y a celle correspondant à la matricule 2419D, qui assurera vaillamment sa fonction de 1914 à 1918, sur les lignes commerciales en service.

Sa nature va pourtant changer du tout au tout, en septembre 1918, quand elle est réquisitionnée par l’Etat français, pour en faire le bureau mobile du Maréchal Foch, commandant en chef des Alliés. A bord, quelques aménagements sont opérés pour que l’office roulant soit aussi officiel que de besoin : on l’équipe du téléphone et du télégraphe, afin de parer à toute urgence, tandis qu’une grande table est installée au centre de la voiture 2419D. Cette dernière, loin de la tablée qu’aurait pu laisser supposer sa fonction première, va bientôt être la table des négociations de la fin du carnage.

En octobre, les dirigeants allemands indiquent leur volonté d’ouvrir des négociations aux Alliés, en vue de leur reddition. Après une série de pourparlers, une rencontre se profile et c’est un site en forêt de Compiègne, dans le nord de la France, qui est choisi pour l’accueillir, compte tenu des deux voies ferrées qui le traverse. Le 7 novembre en fin de journée, le train du Maréchal Foch arrive ; celui des Allemands suit le lendemain matin. Le 8 novembre à 9h, Français et Anglais d’un côté, et Allemands de l’autre, prennent place, face à face, à la table de la voiture 2419D. L’armistice sera signé deux jours plus tard, le 11 novembre.

Tout aurait pu en rester là. Et d’ailleurs en 1919, 2419D retrouve son luxueux aménagement initial où elle ravit les appétits des voyageurs, comme si son illustre passé n’avait été qu’une incartade à son corps défendant. Sauf que non. Moult projets sont considérés pour la détourner de son retour à une vie normale : la CIWL envisage de l’exposer à travers le monde, on propose qu’elle devienne la voiture-restaurant du Train de la Présidence de la République française,... Au final, rien de ça. Parce qu’elle est une témoin de l’Histoire, 2419D va être rétablie dans l’état identique à celui où elle était le jour de l’armistice, pour être exposée aux Invalides à Paris dès 1921, en attendant la création d’un Musée de la Guerre.

Les années passent et 2419D, exposée en plein air, affiche une mine de plus en plus déconfite : la voici qui perd sa couleur à l’extérieur, tandis qu’à l’intérieur, ses matériaux nobles s’encrassent de poussière. Drôle de traitement pour une héroïne. La presse mondiale s’en scandalise et grâce au généreux don d’Arthur Henry Fleming, la voici qui, tournicoti-tournicoton, regagne Compiègne où elle ne quittera plus un musée spécialement créé en mémoire de l’Armistice. Jusqu’en 1940 où l’hubris, encore celle-là, envenime macabrement l’Europe à nouveau.

Quand la blitzkrieg donne la victoire à Adolf Hitler, ce dernier entend prendre sa revanche sur la France en l’humiliant. Il exige que l’armistice soit signé dans les mêmes conditions que celle de 1918. Une partie du mur du musée de Compiègne est ouverte pour permettre la sortie de 2419D, avant qu’elle ne soit remise sur les rails. L'armistice signé, Hitler n’en reste pas là : le musée est dynamité, le site de la signature est rasé, et 2419D prend la route de l’Allemagne où elle est brandie dans les différentes gares de son trajet jusqu’à Berlin, avant d’être arborée triomphalement face à la porte de Brandebourg. Orgueil et démesure, qu’on vous dit.

Une fois n’est pas coutume dans la vie de 2419D, cela ne durera pas. Alors que Berlin est bombardée à la fin 1944, on la déplace dans une annexe du camp de Buchenwald. C’est bientôt la fin de son périple au gré de la folie humaine : en avril 1945, elle brûle sans que l’on ne sache l’origine de l’incendie. Seul son châssis demeure qui, une fois la guerre finie, servira à transporter du matériel en République démocratique allemande, jusqu’en 1974 quand elle sera définitivement démembrée.

Quelques ex-votos demeurent, comme un morceau du blason de la compagnie et deux rampes d’accès au véhicule, à présent exposés dans un musée à Rethondes, non loin de la forêt de Compiègne. C’est aussi là que vous pouvez aujourd’hui voir 2439D, cousine de 2419D, cédée par la CIWL pour en faire une réplique mémorielle, en espérant que l’hubris reste bel et bien claquemurée dans la boîte de Pandore.

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