Saison 3 /  L’avion à hydrogène
Episode 1 /  L’hydrogène peut-il être vert?


Lorsqu’on parle de décarboner l’aviation, une source d’énergie est souvent portée aux nues par les défenseurs du maintien du trafic aérien dans son état actuel : l’hydrogène. “C’est une molécule bien connue qui est déjà utilisée dans notre système énergétique et qui représente 2 à 3% des émissions de gaz à effet de serre au niveau national et mondial. Mais on ne la voit pas car elle est essentiellement consommée dans l’industrie, dans les raffineries, dans la production d'ammoniaque pour les fertilisants chimiques, donc plutôt en tant que réactif chimique que comme un vecteur énergétique”, explique Ines Bouacida, chercheuse climat-énergie à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI).

Toutefois, l’hydrogène peut également servir à produire de l’énergie pour un certain nombre de secteurs, dont celui de l’aviation. Plutôt que de faire voler les aéronefs avec du kérosène traditionnel — un produit dérivé du pétrole —, nous le ferions avec de l’hydrogène. Celui-ci pourrait alimenter des moteurs thermiques conçus à cet effet ou des piles à combustible générant elles-même de l’électricité destinée à des moteurs électriques. Enfin, il pourrait permettre de créer un kérosène synthétique qui, malgré sa provenance, brûlerait et produirait des gaz à effet de serre.

Bien évidemment, pour que cette technologie soit réellement intéressante au plan écologique, il faut que l’hydrogène utilisé soit considéré comme vert. Ce qui est loin d’être le cas de tous les hydrogènes. D’après le gouvernement français, l’hydrogène est en effet classé par couleur en fonction de sa méthode de production. Noir ou marron, et donc très polluant, s’il est produit avec du charbon. Gris, et lourdement émetteur de gaz à effet de serre, si c’est avec du gaz naturel. Bleu si le CO2 relâché lors de sa conception est capté. Et, enfin, vert, si l’hydrogène est obtenu grâce à l’électrolyse de l’eau, une opération chimique relativement basique, réalisée avec de l’électricité renouvelable.

Cette dernière méthode, la seule considérée comme véritablement décarbonée aujourd’hui, présente toutefois quelques questionnements. “A ce stade, les filières de production n’existent pas. Et même si elles existaient, elles demanderaient d’énormes quantités d’électricité renouvelable, que nous n’avons pas. Dans un scénario où 40% du parc aérien volerait à l’hydrogène vert en 2050, il faudrait la totalité de la production mondiale d’électricité renouvelable pour créer cet hydrogène”, décrit Charlène Fleury, coordinatrice de Rester Sur Terre — la branche française de Stay Grounded, un réseau de plus de 180 associations défendant la réduction du trafic aérien et des transports climatiquement plus justes. Elle ajoute : “Cela pose donc une question d’arbitrage fondamentale. Pourquoi utiliserions-nous ces ressources pour un secteur non vital comme l’aviation plutôt que pour le chauffage des habitations, les transports en commun ou le numérique ?

Pire encore, même si l’hydrogène figure parmi les meilleures solutions pour décarboner l’aviation (à l’exception de réduire drastiquement le nombre de vols), il génère une importante perte d’énergie. “Comme dans tous les processus de transformation énergétique, lorsqu’on utilise de l’électricité pour créer de l’hydrogène, on perd environ un tiers de l’énergie. Il est donc parfois plus efficace d’utiliser directement de l’électricité. C’est pourquoi l’hydrogène joue un rôle clé mais un rôle de niche dans le système énergétique. Il ne sera probablement jamais utilisé dans les proportions d’un carburant fossile”, analyse encore Ines Bouacida.

La question est d’autant plus probante que, d’après la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI), en janvier 2022, 95% de l’hydrogène produit dans le monde était gris, et donc issu de l’utilisation d’énergies fossiles. Quant à son équivalent vert, on estime qu'au rythme où vont les choses, il ne représentera que 20% de l’ensemble de la production à horizon 2050. Difficile dans ces conditions d’imaginer qu’il puisse suffire à faire fonctionner les 46 000 avions qui devraient voler dans le ciel d’ici 20 ans (contre environ 23 500 en 2020). A moins, bien évidemment, que des investissements massifs soient faits pour développer dans les grandes largeurs les moyens de production d’énergie verte.

Pour Lamis Aljounaidi, directrice de Paris Infrastructures Advisory et économiste de l’énergie, la question est avant tout politique : “L’adoption de l’hydrogène vert est dépendante d’une politique volontariste de la part des Etats. Bien que celle-ci demande un grand nombre d’infrastructures de production, elles ne sont pas plus émettrices de CO2 que celles que nous construisons en permanence pour la production d’autres énergies. Il faut donc regarder cela comme un investissement à long terme, une réflexion à grande échelle, qui nécessite de faire un pari qui sera écologiquement gagnant. Si celui-ci est pris et que des textes contraignants sont votés, les investissements et une optimisation de la chaîne de valeurs suivront. Nous constatons déjà un tel effet avec le Carbon Border Adjustment Mechanism : l’entrée en vigueur d’une contrainte réglementaire pousse les industriels concernés à accélérer leurs investissements en décarbonation et augmenter leur effort de R&D sur les solutions prometteuses”. D’après elle, ce scénario est d’ailleurs très crédible puisque le temps de l’hydrogène pourrait enfin être arrivé. “C’est une énergie qui a déjà été examinée à plusieurs reprises dans l’histoire mais on lui en a toujours préféré une autre, d’abord le pétrole, puis le nucléaire à la suite des chocs pétroliers des années 1970. Mais cette fois, il semblerait que l’hydrogène soit considéré comme une part significative de la réponse à nos défis énergétiques par la plupart des dirigeants.” Pour exemple, la France a décidé d’investir près de 9 milliards d’euros pour développer la filière hydrogène à horizon 2030.

Comme le rappelle Lamis Aljounaidi, du point de vue européen, la production de l’hydrogène vert souffre toutefois d’un autre problème. L’électricité renouvelable qu’elle nécessite est gourmande en espace. Elle ne peut donc être concrètement mise en place que dans des zones où le foncier n’a pas grande valeur. En d’autres mots, le désert. Des hubs de proximité avec l’Europe ont ainsi été identifiés dans les zones Maroc/Mauritanie et Afrique du Sud/Namibie. Il sera donc également nécessaire de mettre en place des infrastructures de transport de cet hydrogène pour qu’il inonde le monde. Peut-être de nouveaux tankers (eux-mêmes possiblement alimentés à l’hydrogène) ou des pipelines. Mais là encore, celles-ci ne sont pas plus polluantes à construire que celles qui transportent du pétrole ou du gaz.

Pourtant, même un tel scénario ne règlerait pas tous les problèmes de l’aviation. Contrairement à une croyance assez répandue, les avions ne se contentent pas uniquement du CO2 et leur impact ne se limite donc pas à dérégler le climat. En plus de représenter environ 5% des émissions anthropiques de gaz à effet de serre, ils dégradent lourdement la qualité de l’air et provoquent de nombreuses morts prématurées, comme le prouve une étude publiée par le très prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology) dans la revue Environmental Research Letters. Ceux-ci sont notamment provoqués par les dégagements dits non-CO2 — essentiellement les oxydes d’azote et la vapeur d’eau — qui ont eux aussi un impact négatif sur la planète. Or, selon Charlène Fleury, du réseau Rester sur Terre, cela ne disparaîtrait pas nécessairement avec une aviation fonctionnant à l’hydrogène.

A n’en pas douter, il reste donc de la route pour que l’hydrogène puisse transformer l’aviation en un moyen de transport parfaitement durable. Surtout que, en plus de la question de sa production et des infrastructures qui y sont liées, il nécessite bien souvent une adaptation de la motorisation et des aéronefs. Ce qui, nous le verrons la semaine prochaine, n’a rien d’évident.  


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