Saison 2 / L’arrivée dans le secteur

Episode 2 / La tête dans les business units


Romain Payet — Pendant qu’Adrien se nourrit des dires d’experts — les prophètes de l’impossible comme les franchisseurs de barrières — je me suis consacré au travail de recherche en chambre. L’objectif est très clair : comprendre les business units du ferroviaire, les grandes masses économiques du secteur, pour pouvoir établir notre modèle économique. Dans ce but, j’ai donc commencé par essayer de reconstituer le compte de résultat d'une entreprise ferroviaire dans les trains de nuit en faisant la liste des coûts d’une telle activité. Puis, nous l’avons analysée. Et, enfin, nous l’avons comparée à notre chiffre d'affaires potentiel estimé sur la base de l'étude du marché de l’aviation et du train de nuit historique.

Commençons donc avec les coûts et leur analyse. Le premier, et le plus évident, est celui de l’accès à l’infrastructure. Pour synthétiser un peu, il s’agit de l’accès aux rails, aux arrêts en gare et à la fourniture d’électricité nécessaire au fonctionnement des locomotives. C’est une donnée d’autant plus facile à trouver qu’elle est rendue publique par les différents gestionnaires d'infrastructure européens. Mais si elle est simple d’accès, elle est assez complexe à modéliser car ces entreprises n’utilisent pas toutes les mêmes critères. Certaines se basent sur le nombre de passagers qui montent et descendent du train, d'autres sur le poids du train, d'autres encore sur le nombre de kilomètres parcourus.


Pour nous, qui prévoyons d’opérer des lignes traversant plusieurs pays, il a donc fallu produire un gros travail d’analyse et d’hypothèses sur un grand nombre de lignes potentielles. Et pour cause, à ce stade, nous ne savons pas encore précisément ce que sera notre plan de développement exact. D'ailleurs, les coûts d'infrastructure font partie des critères essentiels pour établir ce plan. Nous décidons donc de créer un outil d’aide à la décision, appelé Furlong, qui rassemble l’intégralité des coûts d’infrastructure sur une dizaine de pays européens dans une base de données centralisée. Cela nous permet de faire des requêtes ligne par ligne afin d’avoir les coûts associés et d’affiner notre analyse.

Passons maintenant au coût du matériel roulant, c'est-à-dire, dans notre cas, celui des locomotives et des voitures tractées. Contrairement au précédent, il n’a rien de simple à établir. Tout d’abord, même si certains articles de presse donnent des montants de commandes, ce n’est pas une donnée publique. De plus, même les sommes communiquées par les journalistes doivent être utilisées avec précaution tant chaque matériel est spécifique. Le coût d'un train automoteur à Grande Vitesse n'est pas celui de voitures tractées par une locomotive. Et même à matériel équivalent, les prix peuvent varier si le marché auquel il est destiné diffère. Par exemple, un train automoteur à Grande Vitesse ne coûte pas la même chose s’il doit être capable de passer par le tunnel sous le Manche que s’il va rouler sur un réseau moins contraignant techniquement. Enfin, et ce n’est pas rien, la plupart des coûts mentionnés dans la presse incluent un certain nombre d'options et/ou des contrats de maintenance sur une longue durée. A cause de l’opacité des données disponibles, nous ne pouvons donc qu'arriver à des proxys, des modèles imprécis, et formuler des hypothèses pour affiner les résultats.

Maintenant que ce proxy du coût du matériel est établi, il nous faut estimer le coût de son financement. Cela implique une hypothèse dite structurante par laquelle toute nouvelle entreprise ferroviaire est obligée de passer. Option 1 : acheter son matériel en propre, ce qui est la solution la plus largement utilisée par les opérateurs historiques. Option 2 : recourir au crédit-bail, ce qui est la solution la plus souvent utilisée par les opérateurs privés, notamment dans le fret.

Pour la première option, le coût du financement est relativement simple à estimer puisqu’il se divise en deux points-clés : le montant de la dette potentielle sur le coût total du matériel et le taux d'intérêt de marché sur ce type de dette. En revanche, pour la seconde option, et spécifiquement dans le ferroviaire, les données publiques restent très rares. Nous ne pouvons donc recourir qu’à des dires d'experts et/ou à des estimations très préliminaires émises par les sociétés de crédit-bail. Heureusement pour nous, nous avons réussi à gagner la confiance d'une société de crédit-bail assez tôt dans nos recherches. Au sein de celle-ci, une personne en particulier nous a aiguillés sur les hypothèses les plus réalistes à prendre en compte dans nos estimations.

Nous arrivons maintenant aux coûts de personnel. Très importants dans une entreprise ferroviaire, ils se divisent en deux grandes catégories : les coûts du personnel de siège et les coûts du personnel roulant. Les premiers sont intimement liés à la vision des dirigeants de la société, la taille de celle-ci, son organigramme et sa gouvernance. En effet, vous vous doutez bien que cela n’aurait aucun sens d'appliquer les coûts de siège de la SNCF à une société qui prévoit de commencer en opérant une seule ligne. Ces coûts-là sont donc facilement modélisables en établissant un organigramme bien clair, avec des postes parfaitement définis, les profils nécessaires pour ces emplois et les salaires afférents.


Pour le personnel roulant, la tâche est plus complexe car les coûts dépendent, bien évidemment, du nombre de personnes que l'on souhaite avoir dans le train ainsi que du roulement du personnel de bord. Un train journalier opéré par dix personnes — un conducteur de locomotive, un chef de bord et huit hôtes/hôtesses — demande donc de procéder à bien plus de dix recrutements. Ce chiffre est mécaniquement augmenté par l’application de la convention collective, qui est une donnée publique, au temps de parcours de chaque ligne. Sauf que cette convention collective est le résultat de dizaines d’années de négociation entre les dirigeants des entreprises ferroviaires déjà existantes et leurs salariés. Elle est donc très complexe. Elle intègre notamment un certain nombre de repos journaliers et tient compte du nombre de jours de repos journaliers pris sur les jours de week-end, du nombre de jours de découchés hors domicile et de pas mal d’autres éléments bien précis.

Ces différents coûts représentent les principales masses économiques du secteur ferroviaire mais ils ne sont pas les seuls. Nous avons donc appliqué cette méthode de recherche en chambre croisée avec les dires d’experts à tous les autres coûts qui, bien que moins importants, restent essentiels à la définition d’un modèle économique.

Maintenant que nous avons pris en compte ces différentes composantes et que nous les avons analysées, nous sommes en possession d’une base de coûts reconstitués. Notre prochaine étape va donc consister à établir notre chiffre d’affaires potentiel afin d’identifier le niveau de rentabilité que nous pouvons atteindre. Pour cela, nous allons donc nous plonger dans l'analyse de deux marchés. Le premier d’entre eux est évident puisqu’il s’agit de celui du train de nuit historique. Le second est notre véritable concurrent, celui auquel nous voulons prendre des parts de marché : l'aviation. Et ça n’a rien d’un petit défi.

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