Eurostar est mort, vive Eurostar ?

Brexit et pandémie, le cocktail de trop

Au regard des dernières déclarations d’amour entre dirigeants français et anglais, l’ironiquement nommée Entente cordiale a rarement connu pareille volupté. Accueil des réfugiés, enjeux économiques du secteur de la pêche : rien ne semble assez sérieux pour convaincre les leaders nationaux d’assumer et de partager leurs responsabilités en voisins qu’ils sont condamnés à demeurer. Et les chemins de fer ne sont pas en reste.  

S’il y a trente ans de ça, la construction du Tunnel sous la Manche avait pu prendre des tournures folkloriquement ubuesques, ce conduit sous-marin demeure aujourd’hui le lien d’apparence inoxydable entre les deux nations. Inoxydable ou presque puisque le joyau de leur couronne partagée est en berne : l’Eurostar va si mal que sa faillite a été évitée d’un rien…jusqu’à présent, du moins.

L’Eurostar, c’est ce train déjà devenu mythique en cela qu’il vogue sous les eaux troubles franco-britanniques, sans interruption depuis 1994, facilitant à des millions de citoyens, l’appréhension du sentiment européen. Enfin, ça, c’était encore vrai jusqu’à ce que le maléfique combo de la pandémie et du Brexit tombe sur le coin de son nez aérodynamique. Depuis 2020, le voici sacrément grippé, ou plus exactement, covidé.

La conjugaison de ces deux facteurs est sans appel. Le Brexit a imposé la création d’un équipement douanier inutile jusqu’en 2021 - moyennant un coût de 47 millions d’euros à Getlink, (ex-Eurotunnel) - tandis qu’Eurostar a transporté 1,6 million de voyageurs en 2021, contre 2,5 millions en 2020 et 11,1 millions en 2019. Les restrictions ont achevé de faire couler le trafic d'Eurostar de 85% par rapport à son niveau d'avant la pandémie. Indéniablement, c’est clairement moins la fête qu’à Downing Street en plein confifi et puisqu’on parle d’eux, les dirigeants britanniques - comme ceux français dans un alignement aussi rare qu’inopportun - n’en ont eu cure, quand ils auraient pu lui éviter le pire.

Pour le comprendre, disséquons un peu la structure d’Eurostar. A sa création, l’entreprise est le fruit d’un subtil équilibre d’actionnariat entre la Société Nationale des Chemins de fer Français (SNCF) à hauteur de 55% et le Royaume-Uni pour 40% des parts. Non content de sa brillante idée d’un référendum sur le sortie de l’Union européenne, le gouvernement de David Cameron décide lumineusement en 2014 de s’extraire d’Eurostar. Ses parts sont revendues au fonds d’investissement britannique Hermes Infrastructure (10%) et à la Caisse des Dépôts et Placements du Québec (30%). Easy peasy.

Mais voilà, quand la pandémie fait pleuvoir des chats et des chiens sur Eurostar et que les industriels anglais appellent à la rescousse l’Etat britannique, celui-ci fait mécaniquement la sourde oreille : les trains d’Eurostar ont beau avoir fait de Paris, la banlieue de Londres (et vice-versa, pas de jaloux comme ça), le gouvernement anglais n’entend pas aider une entreprise qui n’a plus rien de national, économiquement parlant. De leur côté, les Français ne l’entendent pas davantage d’une meilleure oreille. S’appuyant sur le fait qu’Eurostar est statutairement une filiale britannique de la SNCF, ils lui refusent la possibilité de bénéficier des aides et des prêts garantis par l’Etat. Oui, ces mêmes aides qui, elles, furent copieusement octroyées aux aéroports et aux compagnies comme Air France. Le monde d’après, tout ça, tout ça.

Bref, fort de cet élan de courage politique commun à l’Entente Cordiale, Eurostar, compagnie aux employés de facto européistes, symbole d’une des premières victoires du train sur l’avion, a bien failli passer l’arme à gauche, juste après avoir fêté ses 25 ans. Sa survie, elle ne la doit qu’à sa direction, qui obtient un accord avec banques et actionnaires, portant sur pas moins de 290 millions d’euros. La banqueroute est évitée, du moins jusqu’à la fin mars 2022.

Le répit sera-t-il de longue durée ? Récemment, la Renfe, compagnie nationale des chemins de fer espagnole, a jeté opportunément de l’aceitesur le feu, lâchant goguenarde qu’elle aurait bien envie d’aller défier Eurostar sur la jonction Paris-Londres. Fanfaronnade ? Quoi qu’il en soit, Eurostar est condamné à agir, pour ne pas prendre des allures de Rame de La Méduse. Sa planche de salut a toutes les chances d’être un beau projet au rail dormant, répondant au nom passe-partout de Green Speed.

Green Speed. C’est le nom de code qui a été donné depuis des années à l’idée d’une fusion entre deux frères siamois du secteur ferroviaire européen : Eurostar donc, et Thalys. Si Thalys a aussi accusé les coûts de la crise sanitaire, elle s’en tire toutefois mieux qu’Eurostar. De quoi conforter l’idée que les synergies naissant de cette fusion pourraient avoir un impact économique bénéfique, qu’elles supposent la mise en commun du matériel roulant comme la mutualisation des moyens.

Loin d’être une chimère, cette fusion est sur de bons rails. La compagnie internationale nouvellement créée, dont l’actionnaire majoritaire serait la SNCF, exploiterait à terme uniquement la marque Eurostar : des Eurostars bleus iraient vers Londres tandis que des rouges prendraient le chemin de Bruxelles, Amsterdam et Francfort. La Commission européenne doit être saisie sous peu sur des aspects de concurrence et sauf surprise, les voyants devraient tourner au vert. Le siège de ce nouveau géant européen des chemins de fer serait en effet installé à Bruxelles : et si le ferroviaire achevait de faire de cette ville, la capitale de l’Union européenne ?

Passionnés des enjeux croisés du ferroviaire et de la politique internationale, nous vous recommandons Géopolitique du rail d’Antoine Pecqueur où ce journaliste dissèque avec brio combien le train organise l’espace et les zones d’influences sur notre planète.

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