Saison 9 - Les chantiers de Nicolas

Épisode 4 - Comment le matériel roulant a redéfini notre stratégie : les locomotives

Nicolas Bargelès – Bien évidemment, qui dit voitures tractées dit locomotive. Dans un monde parfait, nous pourrions n’en avoir qu’un seul type, capable de tirer derrière elle nos voitures de train de nuit réinventé dans n’importe quel pays d’Europe. Mais dans les faits, c’est un peu plus compliqué que cela. Pas impossible à terme mais franchement improbable dans un premier temps. Surtout quand on veut faire rouler des trains dans plusieurs pays différents où il faut clairement tabler sur plusieurs types de locomotives différents.

Il fut un temps où, en plus des questions d’écartement des voies déjà évoquées précédemment, une locomotive interopérable se devait simplement de supporter les différentes tensions des différents réseaux étatiques. En Europe, il y a en a quatre : 1 500, 3 000, 15 000 et 25 000 volts, en courant alternatif pour la haute tension et en courant continu pour la basse tension. Mais de nos jours, les choses sont un peu plus complexes que cela. D’abord, même lorsque la tension est identique, en Belgique et en Italie par exemple, toutes les deux électrifiées en 3 000 volts, les caténaires n’ont pas le même débattement. Ce qui veut dire que, si on voulait utiliser une seule et unique locomotive pour ces deux pays, il faudrait que l'archet de son pantographe soit suffisamment large pour l’Italie et assez étroit pour la Belgique. Sans quoi il serait arraché lors du franchissement de certains ouvrages d’art.

Paradoxalement, à partir des années 80, l’émergence de systèmes de sécurité embarqués (et souvent nationaux) a rendu l'interopérabilité beaucoup plus complexe. Entre l’Italie et la France, par exemple, les spécifications des deux systèmes (le KVB et le SCMT) rendent leur coexistence difficile sur une même locomotive, faute de pouvoir installer deux antennes au même endroit. Sans compter que modifier des locomotives existantes coûte souvent cher en ré-homologation, car il faut procéder à des démonstrations et des essais de “non-régression”. C’est-à-dire vérifier que la modification apportée ne perturbe pas les autres systèmes. Ces coûts fixes sont généralement inabordables pour un petit nombre de locomotives.

Vous l’aurez compris avec ces exemples, les obstacles à l’interopérabilité des locomotives sont nombreux. Et, par extension, l’idée d’avoir un seul modèle de locomotive pour Midnight Trains semble difficile à envisager. En fait, nous abandonnons rapidement l’idée à l’échelle de toute l’Europe pour nous concentrer sur les corridors de fret ferroviaire, soit les grands axes de transport de marchandises par le rail. Contrairement aux transporteurs de passagers, les fréteux ont besoin de franchir les frontières sans trop de complications. Ce qui a donné naissance à un marché et donc à une production de locomotives interopérables sur des corridors reliant certains pays. Malheureusement pour nous, il n’y a pas de corridor de fret entre la France et l’Italie, et encore moins si on y ajoute la Suisse. Il existe pourtant, un peu paradoxalement si l’on s’en tient à la géographie, un immense corridor appelé DACHINL (Allemagne Autriche Suisse Italie Pays-Bas) qui n’inclut pas l’hexagone. Aujourd’hui les seules locomotives capables de passer de la France à l’Italie et inversement sont au nombre d’une trentaine et appartiennent toutes à la SNCF. Mais comme nous l’avons vu précédemment, le passage entre les deux pays est complexe. Les fréteux ne s’y intéressent donc pas, les constructeurs ne planchent donc pas sur de nouveaux engins. Ce qui fait que le fret ne s’y intéresse pas. Bref, c’est l’œuf et la poule.

Toutefois, les choses pourraient changer à horizon 2027-2028. Les parcs ayant récemment été renouvelés, les constructeurs cherchent désormais des relais de croissance. Ils sont donc plus ouverts à développer de nouvelles machines pour de nouveaux marchés comme celui que nous essayons de créer. Il nous faut donc continuer à les challenger afin de faire partie des premiers clients de ces nouvelles locomotives et ainsi de pouvoir utiliser à terme une flotte unique. En attendant, il faudra au minimum changer de locomotives aux frontières franco-suisse et italo-suisse pour la ligne Paris-Milan-Venise. Cela peut paraître affreusement complexe mais ça ne l’est pas tant. Si on est bien équipé et efficace, cela ne prend qu’une vingtaine de minutes. Le problème est donc plus économique que technique. Car avec de petites séries — trois locomotives françaises, trois suisses et trois italiennes — nous serons contraints d’avoir trois maintenances différentes, de plus grandes quantités de pièces de rechange en stock, etc.

Pour Paris-Barcelone et Paris-Nice, ce sera un peu plus simple. La première, nous l’avons déjà évoqué, est équipée d’une ligne à Grande Vitesse entre la frontière française et Barcelone sur laquelle il est possible de passer. La seconde, bien que très méditerranéenne, est franco-française. Cependant, ce ne sera pas simple pour autant. Autour de 2027-2028, la ligne Marseille-Nice sera équipée en ETCS (European Train Control System) en même temps que l’ancienne signalisation sera retirée. Seul problème, les locomotives disponibles sur le marché, elles, ne sont pas adaptées à cette norme européenne unifiée. C’est une colle pour nous, mais ça l’est tout autant pour d’autres opérateurs.. On se fait donc des nœuds au cerveau mais peu à peu, on trouve des solutions. C’est un exercice passionnant.

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