Ici meurt la nuit


C’est avec une grande tristesse que nous vous annonçons la mort d’un rêve. La mort d’une téléportation européenne. D’un voyage vers un monde meilleur.

Midnight Trains s’éteint aujourd’hui entouré de ses proches et de ses amis.

Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour réussir à faire grandir le rêve tant partagé d’un train de nuit du 21ème siècle. Un train de nuit beau et désirable, capable de faire descendre des nuages tous ceux qui souhaitent voyager durablement entre les grandes villes d’Europe.

C’est aujourd’hui la fin d’un projet ambitieux lancé par trois audacieux. Depuis 4 ans, nous avons mis toute notre énergie à réinventer le train de nuit pour en faire un moyen de transport en phase avec notre époque, capable de concurrencer l’aviation moyen-courrier et d’offrir une alternative désirable à tous ceux qui souhaitent continuer de voyager sans bousiller la planète.

Un pari fou mais pas si dingue. Progressivement sur la dernière décennie, les infrastructures ferroviaires européennes se sont ouvertes à tous les opérateurs publics ou privés souhaitant faire rouler des trains comme le faisaient jusqu’alors les seuls exploitants nationaux (SNCF, RENFE, DB, etc.). Le cadre réglementaire nous ouvrait donc les bras. Quelques réalisations européennes —  Italo, Flix train, Regiojet, Léo express, etc. — ont conforté notre volonté de rentrer sur ce marché.

Et ce malgré les mises en garde de nombreux experts, dès le début. « Le marché est légalement ouvert mais il est trusté par les historiques », « Vous n’arriverez jamais à trouver de matériel d’occasion car les historiques préfèrent le ferrailler qu’en vendre à des nouveaux entrants », « Aucun constructeur n’acceptera de travailler avec une petite entreprise comme la vôtre », « Personne ne financera votre matériel roulant car le marché du voyageur non subventionné est considéré comme risqué », « C’est un enfer de travailler avec les gestionnaires d’infrastructures qui, d’ailleurs, sont à la botte des exploitants nationaux historiques », « Ça peut marcher ailleurs en Europe mais le ferroviaire français appartient à la SNCF et les acteurs publics la protègent » : voici quelques une des mises en garde que nous avons entendues.

Nous étions bien conscients de tous ces risques. Mais nous les avons mesurés, évalués. Forts d’autres expériences réussies dans d’autres secteurs où il fallait aussi faire bouger les lignes nous avons vu un chemin, ténu mais réaliste, pour arriver à ces fins.  Nous avons voulu trouver des solutions à cette équation certes compliquée plutôt que de s’arrêter à des barrières, en première lecture, infranchissables.

Tout a débuté avec une levée de fonds qui nous a permis de développer le projet. Une levée de fonds que nous avons réalisée avec plus de quarante business angels, tout aussi animés que nous par le projet. Ensemble, nous avons défini les grands objectifs que nous devions atteindre avant de pouvoir passer à l’étape suivante. Nous avons mis deux ans à les atteindre. Deux années difficiles pendant lesquelles nous avons appris à penser, parler et vivre ferroviaire et qui nous ont permis de créer des relations de confiance avec l’ensemble des acteurs majeurs du secteur.

C’est aussi à l'issue de ces deux premières années que nous a rejoint Nicolas Bargelès, notre merveilleux et audacieux directeur des opérations et nouvel associé.

L’équipe fondatrice au complet, nos trains prêts à être construits (spécifications techniques et design réalisés), notre constructeur sélectionné avec attention et un leaser anglais à nos côtés pour financer les deux premières rames, nous nous attaquons ensuite à notre seconde levée de fonds, celle qui doit nous permettre de lancer, a minima, notre première ligne Paris-Milan-Venise.

Et c’est ici que nous échouons.

Nous pourrions passer des heures à vous raconter toute l’histoire mais vous avez déjà tout dans nos mémoires : Confidences. Après cet échec, nous allons donc plutôt essayer ici de faire le bilan, avec le recul et la clairvoyance nécessaires à ce type d’exercice.

1. Nous avons cru que notre vision serait partagée plus largement par les financiers

Nous avons bâti notre conviction sur la base d’une hypothèse forte et encore juste à nos yeux : Il n’y aura pas d’avion propre avant la fin du siècle et le seul moyen de décarboner les voyages moyen-courrier est le train de nuit. Cependant le train de nuit tel qu’il est proposé actuellement, et pour la décennie à venir, n’est pas un produit suffisamment désirable pour que le report modal soit à la hauteur du problème.

Nous avions l’impression que cette vision serait partagée par le plus grand nombre. Sur ce point, nous avions raison et dès l’annonce de la création de notre entreprise, des milliers de personnes nous ont rejoints autour de cette vision. Cependant, nous n’avons pas suffisamment pris en compte deux facteurs assassins, que nous détaillons ci-dessous.  

Le ferroviaire n’est pas une “méga trend” et le train de nuit encore moins :

Il est possible à notre époque de financer et de lancer des projets industriels à grande échelle ayant pour objectif de protéger l’environnement. Cependant, ces secteurs sont fléchés par les pouvoirs publics. Cela a été le cas il y a quelques années pour le secteur de l’énergie, puis de l’alimentation et de l’agriculture. Hors des sentiers battus, il est presque impossible d’y arriver. Nous aurions dû nous rendre compte très rapidement que le ferroviaire n’était pas prêt à s’ouvrir à de nouveaux entrants privés. L’argent et l’énergie des pouvoirs publics sont concentrés sur les énergies et donc dans notre cas sur l’avion propre plus que sur des usages ou l’amélioration de ce qui existe.

La réalité de l’ouverture du marché à la concurrence :

Les textes sont ouverts mais dans les faits, le marché du ferroviaire s’est surtout ouvert à lui-même. Ce marché a été organisé par les pouvoirs publics pour leurs propres opérateurs historiques, pas pour faire réellement émerger de nouveaux acteurs. Chaque pays européen peut désormais voir débarquer ses voisins sur son territoire et débarquer à son tour sur le territoire de ses camarades. Ces opérateurs ont les armes (le matériel roulant) et les moyens (financement et organismes de garantie publics) pour se déployer. Nous le savions mais nous pensions qu’il était possible de changer les règles ou qu’elles allaient évoluer d’elles-mêmes. Mauvaise lecture de notre part : nous avons trop écouté les déclarations mais pas assez regardé les actes des pouvoirs publics français et européens.

2. Les acteurs financiers en Europe ne sont pas en adéquation avec un projet comme Midnight, son profil de risque, sa maturité, son ambition, ses caractéristiques

D’un côté, les fonds d’amorçage (venture capitalists) n’investissent pas dans des projets de temps long avec des actifs à opérer. C’est dommage car ils savent accompagner les entrepreneurs dans leurs premières années.

De l’autre côté, les fonds d’infrastructure n’investissent pas dans de jeunes entreprises et ne s’intéressent que très peu au ferroviaire. C’est dommage car ils savent investir dans des entreprises de temps long ayant des actifs importants sous gestion.

Et enfin, les fonds de croissance investissent dans la croissance et ne prennent que rarement le risque commercial d’un démarrage d’activité. C’est dommage car certains d’entre eux ont la culture des VCs et d’autres la culture de l’infrastructure.

La voie était serrée, nous avions peu de cibles évidentes et beaucoup d’éléments à synchroniser. Mauvais timing, mauvais tempo, manque de réussite, nous n’avons pas réussi à créer le momentum qui nous était nécessaire. Or, une levée de fonds est avant tout un momentum.

3. Pas assez financés dès le départ, nous avons manqué de vélocité et n’avons pas atteint la maturité nécessaire

Nous aurions dû nous arrêter quand nous n’avons pas réussi à lever les 5M EURdont nous avions besoin lors de notre premier tour de table. Nous avons pensé à ce moment-là qu'avec les efforts financiers et l’énergie des fondateurs, nous pourrions déplacer des montagnes. Malheureusement, nous n’étions pas assez solides pour attaquer ce deuxième tour de table hors normes, sans précédent. Avec un total de 1,3M EUR, même sans se payer, il nous était impossible d’aligner des sujets supplémentaires à la spécification de nos trains, le partenariat avec un constructeur, la spécification de nos SI, la trouvaille d’un directeur des opérations et la création d’une communauté.

Avec plus de trésorerie, nous aurions pu :

  • Aller chercher notre licence d’entreprise ferroviaire et notre certificat de sécurité, ce qui aurait musclé notre dossier, notamment auprès d’investisseurs non aguerris au secteur.
  • Mandater une société de conseil indépendante pour challenger notre business plan et, notamment, nos hypothèses de trafic. Un tel document coûte entre 300 000 et 500 000 EUR et nous avons toujours refusé de les investir. À ce jour, nous en avons toujours le regret.
  • Engager une équipe de lobbying. Nous pensions qu’après les textes et les déclarations, une entreprise comme la nôtre pouvait être utile aux administrations et aux politiques pour passer aux actes. Nous pensions aussi que le gouvernement français actuel, pro start-ups, aurait souhaité démontré que chaque secteur doit être ouvert aux entreprises innovantes.
  • Faire grossir l’équipe plus rapidement et louer des bureaux. C’est de l’ordre de la cosmétique et c’est corrélé au reste mais une équipe plus importante et des bureaux auraient donné une impression de solidité et de maturité à nos interlocuteurs dans les moments de décision ultime. C’était inutile à ce stade mais ça nous aurait donné une meilleure image.

Nous avons toujours fait des choix mesurés, en bons pères de familles, et peut-être aurions nous dû voir plus grand, plus vite, ou nous arrêter plus tôt.

Alors oui le secteur ferroviaire est assez fermé, complexe et rigide mais nous avons été bien accueillis et nous sommes tombés amoureux de ce monde extraordinaire, construit avec passion par des passionnés. Nous remercions chaleureusement et amicalement tous ceux que nous avons eu la chance de croiser et tous ceux avec qui nous avons travaillé.

Nous souhaitons vivement que dans les prochaines années, la Commission européenne, les gouvernements des États-membres ainsi que les autorités organisatrices construisent un ferroviaire capable d’accueillir de nouvelles entreprises innovantes. Nous espérons que cette dynamique permettra à des fonds d’investissement de s’intéresser à leur tour au ferroviaire pour que d’autres entrepreneurs réussissent à créer de nouveaux usages et améliorent l’expérience du voyage en train. Afin de faire de ce moyen de transport aimé de tous une alternative de poids face à l’aviation et l’automobile.

À titre plus personnel, nous avons le regret d’avoir donné raison à quelques sceptiques et cyniques que nous avons croisés dans le public comme dans le privé pendant ces quatre années. Mais nous regrettons surtout d’avoir généré autant d’espoir et de désirs auprès du grand public, auprès de vous qui nous lisez aujourd’hui, ceux qui nous lisent depuis toujours ou depuis quelques mois. Nous regrettons également de ne pas avoir réussi à faire exister ce produit dont nous avons tous tellement rêvé. Les rêves sont faits pour être réalisés, et nous avons échoué à rendre celui-ci concret.

Continuons de rêver de Midnight Trains. Un jour, d’autres entrepreneurs réussiront peut-être là où nous avons échoué. Et tant mieux, la planète en a besoin. D’ailleurs, si certains entrepreneurs souhaitent gagner du temps et partir d’une base saine et établie pour lancer un projet similaire, nous sommes ouverts à la discussion pour la passation de nos actifs.

Merci à tous d'avoir partagé notre rêve et d’avoir cru en nous pour le réaliser.

Bonne nuit à tous.

Adrien, Romain et Nicolas

Remerciements :

Notre comité stratégique composé d’Odile Fagot, Jean-Philippe Thieulin, Patrice Haddad, Franck Gervais, Thierry Roussel et Cyril Aouizerate ainsi que tous nos autres investisseurs. Yorgo Tloupas, Alexis Tsé, Emmanuelle Baudet et toutes les équipes de Yorgo & Co. Julien d’Hoker, Patricia Bastard et toutes les équipes de Yellow Window. Luigi Martinelli de Railtarget. Théo Pourriat et Bertrand Grébaut de Stone et Septime. Victor Le Masne. Toutes les équipes de Gottengreen et d’Apex Rail. Marie Ekeland, Guillaume Bregeras, Charly Berthet et les équipes de 2050. Bastien Grandet et les équipes d’Ademe Investissement. Hervé Marro, Maria Galeriu, Alexis Maillard, Jean-Baptiste Bonaventure, Megan Carnegie, Huw Oliver, William Polet, Claire Hennebel, Maxime Blanc-Strauss, John Frame, Pauline Alessandra, toutes les équipes de FPS, les équipes de SNCF Réseau, d’Intercités, de Gares et Connexions, de Masteris, Xavier Sobler, Philippe Aloyol, Nicolas Lignier, Adèle de Montmarin.

Nos familles et nos amis, et tous ceux qui se reconnaîtront.

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